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Par 子翔

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Qu’est-ce qu’une « oreille virtuose » et pourquoi chercher à la développer ?

L’« oreille » dans le Taichichuan

On pourra être étonné en apprenant que dans un art martial, l’accent puisse être mis sur l’« écoute ». Ne s’agit-il pas avant tout d’apprendre à se renforcer et se défendre contre un ennemi ?

Dans le Taichichuan, cet art martial et énergétique chinois, on trouve justement cette notion de(s) « force(s) (ou capacité(s)) d’écoute(s) », en chinois tīngjìn 聽勁, littéralement “écouter-force”, sans marqueurs explicites ni de singulier ni de pluriel ni de temps, inexistants en chinois.

Le terme de tīngjìn 聽勁 peut aussi se comprendre comme « écoute des forces ». Les forces qu’il s’agit d’écouter peuvent être toutes celles qui s’exercent, la sienne propre ou celle du partenaire.

En mobilisant l’ensemble de tous ses sens, en particulier celui du toucher, cette faculté de perception permet par exemple, dans une optique martiale, de sentir, au moindre contact, comment se présente l’équilibre d’un partenaire, quelles sont ses faiblesses, d’où vient la direction de sa force, puis de quelles façons la neutraliser ou en profiter à son propre avantage.

On peut développer cette faculté jusqu’à percevoir les intentions du partenaire dès le moindre frémissement, avant le moindre mouvement apparent. L’exacerbation des sensibilités tactiles, voire intuitives, est ce que visent notamment à développer les fameux exercices de tuīshǒu 推手.

Dans ces exercices de contact entre deux partenaires, dits de « poussée des mains », il s’agit non pas tant de travailler le pousser que le toucher.

Ce toucher rejoint cette sensibilité tactile accrue dont fait preuve un pianiste concertiste par sa maîtrise digitale du clavier.

La virtuosité

Quand on parle de virtuosité, on pense en premier lieu à ces prouesses techniques qui nous impressionnent par leur difficulté, en même temps qu’elles semblent exécutées sans effort, de façon déconcertante.

En chinois, un terme utilisé pour qualifier ceux parvenus à un haut degré de maîtrise dans leur discipline est celui de gāoshǒu 高手, littéralement « haute main » (c’est-à-dire de « haute volée ») ou “main supérieure”. On emploie ce terme aussi bien dans les arts martiaux qu’ailleurs, on parlera par exemple d’un pianiste accompli en tant que gāng qín gāoshǒu 钢琴高手, ou d’un chef de cuisine réputé comme chúfáng gāoshǒu 厨房高手.

On voit là comme l’attention est accaparée par la main, la partie visible du « maniement », de la maîtrise d’un art/artisanat. Cette habileté manifeste dans le « faire » peut nous faire oublier qu’il faut tout autant, si ce n’est plus, développer « l’entendre ».

Admirer le jeu d’un maestro peut nous fait croire que s’exercer à l’instrument consiste à acquérir le contrôle du seul mouvement des doigts, alors qu’il s’agit bien plus d’“accorder” les moyens de la production sonore (les doigts, le corps) au résultat auditif recherché.

De façon générale, apprendre à faire quelque chose nous rend bien plus préoccupé par la réalisation immédiate et correcte d’un geste. Ce qui nous pousse à le répéter encore et encore, de façon à pouvoir le reproduire en toutes circonstances.

Pour un musicien, le risque est de tomber dans la mécanicité, d’où la connotation négative associée au terme « virtuosité », employé pour parler d’un jeu parfait mais superficiel et sans âme, oubliant sa vraie finalité artistique. C’est-à-dire que le pianiste ne joue plus exclusivement que par un geste automatique déconnecté de sa pensée musicale et non plus par son écoute de l’instant.

Parler d’« oreille virtuose », c’est prendre le contrepied de cette approche.

L’improvisation

Lorsqu’un musicien donne un concert, c’est grâce à son oreille que l’interprète peut trouver cette spontanéité qui va créer l’unicité du moment. Un moment unique partagé avec son public qui sera à recréer à chaque représentation, dont les conditions seront à chaque fois différentes : que ce soit l’état de l’instrument, l’humeur du public, l’atmosphère dans la salle.

Dans un combat, on ne peut pareillement jamais prévoir ce qui va se passer, il faut donc une adaptabilité maximale de tous les instants, une présence continue à l’affût du moindre changement impromptu, auquel réagir de façon appropriée.

Exactement comme en improvisation.

L’improvisation musicale exige la plus grande adaptabilité à une infinie diversité de situations pour créer la magie de la musique sur le moment. Mais une improvisation réussie se prépare, en amont, beaucoup.

Le tympan n’est que la continuation de la peau […]. N’y a-t-il pas à s’intéresser, dans une formation « élargie » de l’oreille, à une écoute « péri tympanique », voire « épidermique » ou « osseuse » ?

— Alain SAVOURET1

Écouter le monde

Le pianiste et compositeur Alain SAVOURET a dirigé pendant plus de 20 ans une classe d’improvisation libre au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris.

Cette classe fascinante attirait des musiciens provenant de styles potentiellement très éloignés, pour participer à une forme de jeu collectif tout à fait particulière.

Regroupés pour jouer ensemble sans aucune entente préalable ni support écrit et connu d’avance, les musiciens devaient faire preuve une attention de tous les instants à ce qui se passe, à ce que jouent les autres dans le groupe, et à ce qui évolue en leur sein et dans l’environnement, l’espace sonore et le public.

Dans cette classe, le travail essentiel des participants consistait à élargir toujours plus les modalités et les champs de leur écoute, ouvrant de nouvelles possibilités d’expression artistique, de réalisation collective, et de découverte de son propre style.

Dans la conception d’Alain SAVOURET, l’« oreille » se comprend déjà de façon plus large que le seul domaine du sonore audible. La conscience du collectif prend une place prépondérante : dans la communication de l’invidu au groupe et réciproquement, dans la communication entre le groupe et son auditoire.

« L’entendre génère le faire »

En 2015, j’ai entendu Alain SAVOURET évoquer l’idée de « virtuosité de l’oreille » au salon Musicora de Paris, dans une table ronde sur l’improvisation musicale.

À travers cette expression, il souhaitait mettre en avant la finesse de perception que les musiciens se devaient de développer, car cette exigence pour l’écoute est trop vite négligée au profit de la seule (apparente) virtuosité d’exécution instrumentale.

En effet, il est difficile de progresser sans améliorer parallèlement aussi sa propre écoute, sans développer sa sensibilité, à moins de bénéficier d’une aide extérieure et des indications d’une oreille attentive (enregistrement, enseignant ou partenaire).

Pour Alain SAVOURET, « l’entendre précède le faire », voire « l’entendre génère le faire » 2.

Dans tous les différents niveaux d’écoute, la relation étroite entre la perception et l’action, et plus globalement entre l’esprit et le corps, montre que le développement du savoir-faire est intiment relié au développement de l’oreille.

Que ce soit dans l’interprétation musicale ou les arts énergétiques internes, on retrouve la même démarche qui conduit aux progrès techniques ou musicaux : travailler l’écoute, en incluant dans « l’entendre » toutes les sensations kinesthésiques, ainsi que les états mentaux particuliers qui permettent de se connecter à l’instant présent, à l’espace acoustique, à son environnement, à ses auditeurs.

Pourtant, on fait souvent l’erreur de négliger l’écoute.

Peut-être en raison de ce paradoxe que, ce n’est qu’en faisant, c’est-à-dire en s’immergeant dans la pratique, qu’on apprend à mieux écouter et mieux entendre, « dans ces allers et retours mystérieux et incessants que les savoir-entendre et les savoir-faire entretiennent » 3.

  1. SAVOURET Alain, 2010, Introduction à un solfège de l’audible, Éd. Symétrie, Lyon, p. 119 

  2. SAVOURET Alain, 2010, Introduction à un solfège de l’audible, Éd. Symétrie, Lyon, p. 40, p. 52 

  3. Clément Canonne, « Enseigner l’improvisation ? Entretien avec Alain Savouret », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 18 - 2010, mis en ligne le 01 mai 2012, consulté le 21 juillet 2020. http://journals.openedition.org/traces/4626 

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