Le triple défi de l’oreille virtuose
Avoir pour ambition la virtuosité de l’oreille, c’est s’atteler à un triple défi qui mêle les trois notions de l’entendre, de l’entente, et de l’entendement.
Mieux entendre
Un premier défi qui vise à mieux écouter et mieux percevoir : repousser les limites du perçu, du perceptible et de l’imperceptible. Nos perceptions, nos sensations, constituent nos moyens d’accès et nos liens aussi bien avec l’extérieur qu’avec l’intérieur de nous-mêmes. Sans cela, nous serions dépossédés de moyens d’interagir avec notre environnement et vivrions dans un monde clos.
Mais cette course aux sensations, ne doit pas supplanter le (savoir-)faire et son acquisition. Elle ne peut même que s’enraciner dans ce faire, dans l’expérience personnelle d’un vécu.
Développer notre sensibilité, percevoir et avoir conscience de ce qu’on perçoit, soulève également la question de la fiabilité et de la justesse de ces perceptions. À quelle réalité renvoient-elles bien ? Qu’est-ce qui me dit que ce que je perçois correspond bien à “quelque chose” qui existe réellement, ou un phénomène qui s’est effectivement produit ? Comment m’assurer de ne pas halluciner ? À quelle part (tronquée ou totale) du phénomène m’est-il donné accès ?
C’est tout le problème de la subjectivité du sentir individuel par rapport à une expérience vécue supposée commune et susceptible d’être partagée, l’expérience partagée pouvant justement jouer un rôle dans l’optique d’une transmission.
Dans l’arsenal du maître, savoir déceler ce qu’un élève sent ou ne sent pas, entend ou n’entend pas, s’avère essentiel. L’expérience partagée est la base de l’accord au sein d’une communauté, appelé accord inter-subjectif, qui montre le besoin à la fois d’un prisme individuel cohérent mais aussi d’une grille de lecture conventionnelle entre plusieurs sujets. Ce qui nous amène au deuxième défi :
Mieux s’entendre
Le deuxième défi est celui du mieux s’entendre, aussi bien dans notre relation à nous-mêmes que dans notre relation à l’autre. Le paradoxe de la dissociation de soi qui se révèle dans l’écoute réflexive semble être en même temps ce qui nous coupe des autres. Comment arriver, par la pratique, à être plus en phase avec nous-mêmes, à trouver l’accord [parfait] entre soi et soi ? Comment instaurer l’union du corps, de la respiration et de l’esprit (精气神 jīng qì shén) ?
Cette entente s’étend à celle entre soi et les autres ; l’autre qui est un miroir pour nous et grâce à qui nous pouvons mieux nous connaître. Le recherche d’une cohabitation harmonieuse s’étend jusqu’à la recherche de l’harmonie entre soi et ce qui nous environne, c’est-à-dire le monde ; finalement réaliser l’union entre l’Homme (l’Humanité) et le Ciel (l’Univers), tel que le disent les Chinois : tiān rén hé yī 天人合一 .
L’ouverture de nos perceptions nous fait communiquer au delà de nous-même et ne permet plus d’ignorer l’autre ni l’extérieur, auxquels nous sommes liés : la prise de conscience d’une connection à un ensemble plus vaste nous pousse aussi à une plus grande empathie. Il y a là une forme de sagesse. Notons qu’un des mots chinois pour désigner la sagesse, shèng 聖, s’écrit avec le graphème de l’oreille 耳.
Mieux entendre
Un troisième défi est celui posé à l’entendement, devant les prouesses proprement inouïes démontrées par les grands maîtres.
Parfois, en l’absence d’explication satisfaisante, l’intellect rationalisant semble être un obstacle à la réception de phénomènes nouveaux et inattendus, contredisant notre représentation du monde. Nous rejetons ce que nous ne sommes pas capables d’appréhender ou de sentir, et fermons l’accès à des possibles inenvisagés. Peut-être convient-il de pratiquer l’« épochè » (ἐποχή), la suspension du jugement, afin de s’ouvrir à d’autres possibles et ne pas s’arrêter au prétendument “bien connu” ?
Que l’on soit ou non familiarisé et habitué à les reconnaître comme authentiques ou pas, les “phénomènes énergétiques” n’en demeurent pas moins intriguants. Il ne s’agit pas de mystique, d’ignorance ni de flou soigneusement entretenu, mais d’un mystère dont rien n’empêche l’exploration.
Espérons faire preuve d’intelligence pour distinguer la merveille de l’escroquerie. En chinois l’adjectif cōng 聰, signifiant “intelligent” possède originellement le sens de “doté d’une ouïe fine”, et s’écrit aussi à l’aide du graphème de loreille 耳. En chinois moderne, on utilise le binôme cōng míng 聰明 pour qualifier quelqu’un d’”intelligent”, en associant le caractère míng 明, qui signifie “lumineux” (le caractère est composé de la représentation des deux astres solaire et lunaire), et c’est-à-dire “illuminé”, ou “clairvoyant”.
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