La cultivation de soi dans la culture chinoise
Un pratiquant d’arts martiaux ou d’arts énergétiques se rend rapidement compte de l’influence de sa pratique dans de nombreux aspects sa vie. Il ou elle s’engage dans une démarche plus globale qu’on appelle couramment “cultivation de soi”.
Cette idée de “développement personnel constant” très présent dans la culture chinoise (pensons à l’accent mis dès le plus jeune âge sur l’”étude”, le mot inaugural des Entretiens de Confucius) transparaît nettement dans les oeuvres de fiction fantastique des genres appelés wuxia 武夹 *ou *xianxia 仙夹.
Examinons ici un des aspects qui distingue ce genre des récits de héros fantastiques en Occident, et comment cela peut nous inspirer dans notre pratique. Cette vidéo 1 (en anglais) retrace l’histoire du wuxia et présente quelques exemples qui vous familiariseront avec ce genre.
Les oeuvres de fiction audiovisuelles chinoises des genres wuxia ou xianxia mettent en scène des combattants d’arts martiaux aux pouvoirs plus ou moins fantastiques. Par exemple, il est courant que les personnages défient la gravité et puissent voler et virevolter par bonds et acrobaties.
Ceux qui ne sont pas habitués à visionner ces acrobaties trouveront les scènes peu “réalistes” alors que cela semblera “naturel” à tous ceux familiers du genre. Clairement, les super-pouvoirs ou sortilèges employés dans les genres fantastiques occidentaux ne peuvent pas être davantage qualifiés de “réalistes”.
L’exagération des capacités consiste seulement en une représentation à visée artistique, puisqu’il s’agit d’impressionner ou de susciter de l’émotion chez le spectateur.
La vidéo YouTube présentée ci-dessous (en anglais) reprend les idées de l’écrivain de fiction fantastique Brandon Sanderson pour expliquer que des attentes implicites (de ”réalisme”) ne sont créées que par rapport à un jeu de règles acceptées comme telles, provenant d’un fond culturel commun ou propre à un genre/univers artistique.
Brandon Sanderson a identifié 3 règles d’écriture permettant de construire des mondes imaginaires où peut se dérouler une intrigue qui tienne le lecteur en haleine.
En résumé, quel que soit l’univers imaginé, le niveau de cohérence et de compréhension par le lecteur du fonctionnement du système de magie influe sur son adhésion aux recours plus ou moins pertinents des moyens magiques mis en oeuvre, pour résoudre les problèmes qui se posent aux personnages au cours de l’histoire racontée.
Les héros de chaque histoire traversent différentes péripéties, il doivent surmonter des obstacles malgrés leurs limitations/faiblesses. Mais ce qui distingue en premier lieu les héros dans la culture chinoise et ceux du côté occidental, semble être la façon dont leurs pouvoirs magiques ont été acquis.
Du côté occidental, les archétypes de la mythologie ou des comics américains ; de l’autre, les combattants, maîtres d’armes ou divinités des genres wuxia et xianxia.
De nombreux super-héros (ou super-vilains) des comics américains ont hérité leurs pouvoirs respectifs soient de façon innée, soit à la suite d’un accident involontaire. Une caractéristique qui les rend “hors du commun”, en fait des êtres d’exception qui les distingue du reste des mortels.
Parmi les plus emblématiques, on trouve, dans le cas des pouvoirs innés, Superman (un alien de la planète Krypton), les X-men (porteurs de mutation génétique spontanée), ou Batman et Iron Man (à la fortune héritée). Dans la mythologie grecque, on pense à Achille (plongé par sa mère dans le Styx, ce qui le rend presque invincible) ou aux héros d’ascendance semi-divine tels Héraclès, Thésée, Persée.
Dans le cas des pouvoirs acquis par accident, on trouve par exemple Spiderman (à la suite d’une piqûre d’arraignée elle-même particulière car irradiée), Flash (frappé par la foudre), ou Hulk (victime d’un accident atomique).
Par contraste, les personages principaux et les divinités des récits de fiction dans le genre wuxia, inspiré du folklore populaire chinois, ne sont détenteurs de capacités hors du commun que parce qu’ils les ont acquis au cours un long processus d’auto-construction, par apprentissage auprès d’un maître, ou à la suite d’une illumination résultant d’une profonde ascèse.
L’obtention de ces pouvoirs n’apparaît pas comme le but premier poursuivi, elle adviendrait plutôt tel un effet secondaire de la recherche constante d’extension de ses propres capacités, d’accroissement de son propre potentiel, dans une quête individuelle d’élévation de soi, de sa conscience, toujours plus haut.
Ce processus est désigné dans les traditions confucéennes, taoïstes et bouddhistes sous divers termes qui repprennent tous le caractère chinois xiū 修 , traduit généralement par “cultivation”.
Même si “cultivation” peut faire penser au Dantian (ce “champ” [traduction littérale de tián 田] où faire pousser le Dan 丹, l’équivalent de l’élixir ou de la pierre philosophale en alchimie), un terme plus littéral pour traduire xiū 修 serait “édification” (de soi, du chemin, de la voie, etc…).
Pris comme verbe, xiū 修 signifie construire, réparer, remettre en état. Il contient donc l’idée d’un processus d’entretien constant, de lente édification d’un ouvrage plus solide ou plus grand.
On peut appliquer cette “cultivation”/édification :
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en cherchant à se cultiver soi-même : xiū shēn 修身, terme originel chez les confucéens, avec la mise en pratique de la morale ;
la pensée confucéenne a toujours opéré sur le double registre de la « culture morale personnelle » (xiushen 修身) qui vise à la « sainteté intérieure » (neisheng 內聖) et de la charge d’« ordonner le pays » (zhiguo 治國) qui tend à l’idéal institutionnel de la « royauté extérieure » (waiwang 外王).
— Anne CHENG, 1997, Histoire de la pensée chinoise, p. 73, Seuil
- en poursuivant l’”immortalité” pour les taoïstes : xiū xiān 修仙 ; le terme d’”immortel” par lequel on traduit traditionnellement xiān 仙) n’est pas tout à fait approprié, il conviendrait peut-être plutôt de parler d’”ascension”, pour celui (l’humain 人) qui a gravi et se tient sur la montagne 山, les deux composants du caractère xiān 仙 ;
- en se consacrant au “vrai” zhēn 真 ou à la Voie (道 Dao), toujours pour les taoïstes : 修真, 修道 ;
- en “cheminant” de manière générale : xíng 行 : 修行 ;
- en visant à la bouddhéité pour les bouddhistes : fó 佛 : 修佛.
On note une sorte de convergence : il s’agit d’une aspiration commune qui sous-tend toutes les pratiques, comprises comme visant une perfection atteignable en ce monde, en cette vie.
Se profile également entre les deux différentes cultures deux conceptions de la “divinité” (si l’on tient à garder le même terme de part et d’autre pour établir un rapprochement) : l’une occidentale, transcendante et interdite d’accès au mortel, et l’autre, chinoise, vers laquelle chacun peut tendre par une ascèse, par son travail ou par son mérite.
On observe ainsi un grand contraste avec la situation d’exception des héros mythologiques et super-héros en Occident.
La conscience aigüe de sa propre différence et la mise à l’écart des autres gens normaux ont été couramment et diversement exploités comme éléments essentiels de la personalité des super-héros masqués. Elles ont servi comme ressort d’intrigue narrative, en mettant en le conflit intérieur, voire la rébellion contre les coups du destin.
A côté de cela, les sentiments de jalousie que peuvent ressentir les personnages dans le genre wuxia ou xianxia proviennent de la convoîtise de tel ou tel manuel ou enseignement secret de techniques supérieures aux autres, mais ne portent que dans une moindre mesure sur les dispositions plus ou moins favorables à la naissance.
En effet, on croise régulièrement dans les histoires des personages infirmes, ou aveugles (handicap de naissance ou blessure au cour d’une bataille ancienne). Loin de se lamenter sur leur sort, cela ne les empêche pas de s’entraîner tout de même pour parvenir à tirer au mieux parti de leurs capacités, de sorte à être capable de tenir tête à d’autres combattants valides voire exceller dans leur art. Selon le niveau auquel ils parviennent, ils suscitent tout autant l’admiration que les autres.
Cette idée d’un “idéal” à notre portée, ou selon les mots d’Anne CHENG, de “tension constante d’une quête de sainteté” 2 parcourt toute la pensée chinoise et a motivé le développement de pratiques telles que l’Alchimie Interne ou Externe.
Quelles implications tirer de ces considérations pour notre pratique ?
Ces représentations nous conduisent à retrouver les deux types de “mentalités” (“mindset”) identifiés et étudiés par la psychologue Carol DWECK (dans son livre Mindset, publié en 2006) :
- d’une part, la mentalité fixiste (”fixed mindset”) , qui consiste en la croyance que le talent, les compétences et les capacités sont innées et qu’aucune quantité d’effort ou de travail ne pourront les changer,
- et d’autre part, la mentalité de croissance (”growth mindset”), pour qui les nouvelles capacités peuvent être acquises puis développées jusqu’à l’excellence.
Une mentalité fixiste tend à entraver les progrès.
Elle amène notamment à
- une réticence à essayer des activités nouvelles stimulantes (au cas où l’échec prouverait qu’on n’est pas intelligent/talentueux/doué) ;
- ne pas rechercher ni écouter les commentaires de feedback, possiblement ressenti comme une critique personnelle ;
- se sentir menacé par le succès des autres.
Chaque super-héros étant doté de limitation/faiblesse qu’il a à surmonter en luttant au cours de la trame narrative, est aussi un “anti-modèle” de la mentalité fixiste du “je n’y arriverai pas, je ne suis pas fait pour cela”.
Cela rejoint la vision du monde de la mentalité de croissance, dans laquelle les défis sont acceptés et les échecs sont considérés comme des occasions d’apprendre et de grandir.
Laissons-donc ces super-héros nous inspirer dans notre pratique !
Les pouvoirs extraordinaires relatés dans le genre wuxia, bien qu’étant des exagérations, contiennent un fond de légendes qui peut aussi nous donner une idée des capacités que des maîtres ont pu authentiquement développer.
La notion de destin existe aussi dans la pensée chinoise, mais nous gardons son exploration pour un prochain article !
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Why People Fly in Kung Fu Movies: The Evolution of Wuxia - StoryDive (Dec 11, 2017) - YouTube ↩
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CHENG, Anne, 1997, Histoire de la pensée chinoise, p. 31, Seuil ↩
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