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Par 子翔

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Une expression bien connue des pratiquants d’arts martiaux chinois est celle couramment traduite par “manger amer” (chī kǔ 吃苦).

Elle est souvent employée pour évoquer la difficulté d’un entraînement intensif auquel on se soumet et générateur de souffrances considérées comme nécessaires avant de pouvoir atteindre un haut niveau de savoir-faire martial.

Sa traduction sonne comme une invitation à prendre une décoction amère de plantes médicinales, qu’il faudrait se forcer à avaler en s’auto-persuadant que c’est “pour son bien”.

Les désagréments subis au cours d’un entraînement intensif, censés dissuader ou pousser à l’abandon les moins courageux, tout en accordant plus de mérite à ceux qui ont traversé ces épreuves redoutables et quasi-initiatiques, sont-ils vraiment nécessaires ?

Si chī 吃 signifie bien “manger” et 苦 désigne bien l’amer, il me semble que la traduction “littérale” de chī kǔ 吃苦 est trompeuse, et donc la compréhensiond de ce terme erronée.

D’où vient cette idée de souffrances à endurer dans l’entraînement ?

Il est vrai que 苦, amer, évoque quelque chose de déplaisant, qu’on aimerait éviter, quoique la cuisine chinoise (ou plutôt les multiples cuisines régionales chinoises) recourt couramment à la saveur amère pour équilibrer les plats.

苦, utilisé comme substantif, signifie “épreuve laborieuse”, comme dans le binôme xīn kǔ 辛苦 qui peut être utilisé comme substantif (par exemple : qiān xīn wàn kǔ 千辛万苦 : “mille épreuves et dix-mille labeurs” : un nombre d’obstacles surmontés incalculable) ou comme adjectif, au sens de “éprouvant, fatigant, laborieux”.

En chinois, “amer” ne porte pas la connotation de “ressentiment” ou “indignation” qu’il peut avoir en français ou en anglais (“bitterness”). L’expression chinoise contient plutôt l’idée de souffrances inévitables car faisant partie de la vie, du processus en cours, et qu’il n’y a rien à faire d’autre que les accepter, et donc les endurer jusqu’à ce qu’elles passent.

Les représentations usuelles montrées dans les films présentent des entraînements aux arts martiaux traditionnels sous forme d’exercices physiquement éprouvants. Pensons au film Le Temple de Shaolin (1982, de Chang Hsin Yen 張鑫炎) ou bien à Kill Bill (2003, de Quentin Tarantino).

Ayons à l’esprit qu’il s’agit de représentations à visée artistique qui ne correspondent pas nécessairement à la réalité.

Ils contribuent pourtant à nous forger un imaginaire où un enseignement traditionnel rigoureux complet par lequel tout valeureux combattant est censé être passé ne peut pas être tout à fait authentique s’il n’a pas été “à la dure”, “à l’ancienne”.

Le contraste est saisissant en comparaison avec les préoccupations de la vie moderne où la recherche du confort prime.

Pourtant, certaines des scènes montrées, sans doute dans l’intention d’accentuer l’ambiguïté de la relation maître-disciple (entre bienveillance du “qui aime bien châtie bien” et mépris du dominant), ressemblent presque à de la maltraitance. Le maître inflige des traitements extrêmes pour préparer les candidats, les endurcir de sorte qu’ils deviennent insensibles aux coups les plus violents.

Pour moi, si on vient solliciter l’enseignement d’un professeur, c’est dans le but de facilliter et accélérer son apprentissage. S’il y a un moyen de s’épargner des souffrances inutiles, on attend du professeur qu’il nous indique un tel chemin.

Leur existence ne peut pas provenir d’un sadisme du maître. D’où l’impression véhiculée que ces souffrances sont “un passage obligé”.

“Prendre goût” à l’amer

De là l’idée que, puisqu’elles sont inévitables, autant embrasser pleinement ces souffrances, voire les accueillir avec plaisir.

Certains pratiquants semblent se délecter de “travailler dur” et de souffrir à l’entraînement, comme s’il voyaient là le gage d’un entraînement “sérieux”, grâce auxquel ils parviendront à un haut niveau, en tout cas plus haut que ceux qui n’engagent pas autant d’effort ni de “sueur” dans leur pratique.

Difficile de dire si l’entraînement auquel ils s’adonnent donnera valablement des résultats. Le seul critère de souffrance n’est clairement pas un facteur de détermination suffisant.

On devine une certaine volonté de marquer sa différence, comme un fin gourmet qui ira se tourner vers ce qu’il y a de plus raffiné (la saveur amère), se nourrir de ce qu’il y a de meilleur, fût-ce délaissé par ceux qui ne savent pas l’apprécier, habitués au fast-food et au sucre. N’est-ce pas ce qui se trouve derrière l’emploi de la traduction “manger amer” ?

Pourtant en tant que sinophone, ce n’est pas du tout ce qui me vient en premier en entendant l’expression chī kǔ 吃苦.

Je dirais même que ce critère de souffrance ressentie dans l’entraînement n’est pas vu comme un critère nécessaire, du point de vue de l’expression chinoise, car :

  • chī kǔ 吃苦 évoque des souffrances essentiellement subies et non choisies
  • le degré de souffrance est évalué rétrospectivement et non ressentie sur le moment.

Diverses expressions en français, en anglais et en chinois

En français, l’expression la plus proche serait “en baver”. Comme des choses qui nous tombent dessus sans qu’on les ait voulues, dont on se passerait bien, et face auxquelles on ne peut qu’avancer malgré tout, faisant tout pour y survivre, telle une mauvaise tempête qui finira bien par passer.

L’équivalent dans un registre encore plus familier serait “en chier”. L’anglais dit d’ailleurs to eat sh*t 1.

Shit can be used to denote trouble […]. A shit sandwich is something (like a situation or state of affairs) unpleasant made triflingly more palatable by packaging it in things less unpleasant […]. The term shit sandwich originates from an old joke that goes: “Life is a shit sandwich. The more bread (money) you got, the less shit you have to eat.”2

The backronym form “S.H.I.T.” often figures into jokes, like Special High Intensity Training (a well-known joke used in job applications)3

Contrairement à l’anglais où eat possède la seule signification de “manger” (ou bien d’avaler ou de ronger), il se trouve que ce n’est pas le cas pour chī 吃 en chinois.

On le retrouve en effet dans les expressions suivantes :

Expression Transcription Pinyin Traduction littérale Equivalent(s) français
吃亏 chī kuī chī préjudice “faire les frais de”, se faire avoir, se faire arnaquer
吃惊 chī jīng chī surprise être surpris de peur/abasourdi/estomaqué
吃官司 chī guān sī chī action judiciaire être poursuivi en justice, faire face à une action en justice
吃耳光 chī ěr guāng chī claque se manger une baffe, prendre une claque
吃嘴巴子 chī zuǐ bā zǐ chī giffle se manger une baffe, prendre une claque
吃刀 chī dāo chī couteau se couper accidentellement / subir une attaque par un instrument tranchant
吃一堑,长一智 chī yī qiàn,zhǎng yī zhì chī -un-fossé, grandir-d’une-sagesse expression idiomatique : une chute dans le fossé, un gain pour votre sagesse = on apprend de ses échecs

Dans ces nombreuses expressions, ni le préjudice, ni la suprise, ni l’”action en justice”, ni la claque, ni le fossé, ne peuvent être “ingérés”. Dans toutes celles-ci, chī prend plutôt le sens de “subir”.

On remarque aussi que le français emploie l’expression similaire “se manger” pour des actions involontaires, subies, accidentelles 4, mais dans un registre familier.

se manger [qch] v pron familier (se cogner contre)
  En faisant du vélo, je me suis mangé un poteau.
se manger [qch] v pron familier (se prendre, subir)
  Ce joueur de tennis s’est mangé un passing-shot qui l’a cloué sur place.

WordReference.com

Je crois que c’est bien le sens de “subir” et non pas “manger” que revêt le verbe chī 吃 dans l’expression chī kǔ 吃苦.

Chī kǔ 吃苦 possède finalement un sens très proche de chī kuī 吃亏 (subir un préjudice, se faire avoir), la proximité phonologique rend les deux vocables interchangeables dans l’adage suivant (où l’on retrouve le verbe “écouter” !) :

Expression Sens littéral Signification en français
不听老人言, 吃亏在眼前 ne pas écouter les paroles des personnes âgées, chi-préjudices se trouvent devant vous (litt. devant vos yeux) Ignorez les conseils des anciens à vos propres risques et périls.

Il est intéressant de comparer ce qui précède aux nombreuses expressions idiomatiques où chī 吃 garde effectivement son sens premier de “manger” :

Expression Transcription Pinyin Traduction littérale Equivalent(s) français
吃牢饭 chī láo fàn manger de la nourriture de prison être en prison (Taiwan)
吃救济 chī jiù jì manger les économies de secours être au chômage
吃皇粮 chī huáng liáng manger les provisions impériales vivre de l’argent gouvernemental / servir comme employé du gouvernement
公吃 gōng chī manger public faire bombance aux frais de l’Etat (en utilisant les fonds publics) 5
吃青春饭 chī qīng chūn fàn manger de la nourriture basée sur le printemps de l’âge (pour une jeune femme) exercer une profession dans laquelle le seul talent requis est la beauté et la jeunesse
吃闲饭 chī xián fàn manger de la nourriture oisive vivre comme un parasite, ne rien faire pour gagner sa vie
吃软饭 chī ruǎn fàn manger de la nourriture molle vivre aux crochets d’une femme 6
吃枪药 chī qiāng yào avoir avalé de la poudre à canon (fig) être vert de rage, fulminer
靠山吃山, 靠水吃水 kào shān chī shān kào shuǐ chī shuǐ Qui dépend de la montagne doit se nourrir de la montage, qui dépend de la rivière doit se nourrir de la rivière Faire le meilleur usage des ressources à sa disposition

(La suite dans un prochain article !)

  1. Voir aussi la vidéo sur YouTube : Eating Sh*t and Success, mise en ligne le 31 décembre 2019, par Grand Cardone : “Should you have to eat shit to become successful? Are you willing to? What’s too much?” 

  2. https://en.wikipedia.org/wiki/Shit#Trouble 

  3. https://en.wikipedia.org/wiki/Shit#Backronyms 

  4. Paradoxalement, “se manger” peut aussi s’appliquer à une action volontaire et appréciée, avec le sens de “consommer”, comme dans cette occurence : “je me suis mangé Breaking Bad pendant tout le confinement. J’ai trouvé que c’était une série extra.” (23 juin 2020) https://www.lequipe.fr/Football/Actualites/Rudi-garcia-ol-je-me-suis-mange-breaking-bad-pendant-tout-le-confinement/1145982 

  5. La nouvelle langue du dragon, expressions populaires de la Chine d’aujourd’hui (2003), éditions Alternatives, p. 17. Je remercie chaleureusement Vincent MAYER de m’avoir offert et fait découvrir cet ouvrage. 

  6. La nouvelle langue du dragon, expressions populaires de la Chine d’aujourd’hui (2003), éditions Alternatives, p. 84 

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