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Par 子翔

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Chacun a probablement déjà entendu parler du relâchement et de la détente comme conditions essentielles dans la pratique d’un instrument, du Taichichuan ou du Qigong. Ce qu’on traduit généralement par relâcher ou détendre correspond en chinois au binôme fàng sōng 放松.

Les deux caractères qui le composent présentent toutefois quelques nuances.

Fàng 放 correspond plutôt bien à “relâcher”, et sōng 松 à “détendre” ou “décontracter”, tandis qu’en anglais plusieurs termes se recoupent : principalement les verbes to relax, to release, to loosen.

Les différentes nuances de ces termes peuvent nous aider à faire évoluer nos représentations et nous ouvrir d’autres pistes vers le relâchement et la détente.

La détente n’est pas un état, c’est une activité

Il se trouve qu’en chinois, chacun des deux termes fàng 放 et sōng 松 , ainsi que le binôme fàng sōng 放松 s’emploient habituellement plutôt comme des verbes : relâcher et détendre, continûment. En chinois, il y a une grande fluidité par rapport aux catégories grammaticales des langues indo-européennes. En particulier, il n’y a pas de marqueurs explicites pour identifier un substantif, un adjectif, ou un verbe. De plus, les verbes chinois ne portent pas de marqueurs morphologiques de temps ou d’aspect comme on peut conjuguer en français au participe passé “relâché” ou “détendu”, tels des états achevés.

Quand on pense à “contraction” qui évoque un effort, on se dit que son contraire, “décontraction”, signifie absence d’effort et passivité. Pour trouver et contrôler cet état de relâchement ultime, certains professeurs de piano ont employé l’image de la “main morte” : l’état initial à trouver, exempt de toute résistance. Cette idée de mort dans la main peut paraître paradoxale voire choquante pour un pratiquant de Taichi recherchant la souplesse et la vitalité.

« Je soulève le bras tendu de l’élève jusqu’à hauteur d’épaule, sans faire intervenir les muscles dans ce mouvement; puis je retire le soutien de ma main, et le bras doit retomber comme mort » (Leimer).

« C’est l’inertie corporelle; la décontraction, qui doit être acquise tout d’abord » (Blanche Selva).

« La plupart des gens ignorent la sensation de la passivité, du relâchement et sont obligés de l’apprendre, de s’y accoutumer » (Fay).

Comme seul moyen de juger si leurs élèves jouent avec détente ou raideur, les professeurs ont l’habitude de leur saisir le bras à l’improviste : s’ils sentent dans ce moment le poids mort dans leur main, l’élève était détendu. S’ils se heurtent à une forte résistance, l’élève écrasait. S’ils soulèvent son bras comme une paille, il « flottait ».

Bien que “relâchement” et “détente” peuvent faire penser à un état où “l’on ne fait rien”, on peut, au contraire, envisager d’être activement en train de relâcher ou de détendre.

En adoptant ce point de vue, si l’on s’arrête de relâcher, on redevient tendu. A l’image de ces parois vitrées dont on peut contrôler l’opacité : ils passent de l’état translucide (position OFF) à l’état transparent (position ON) instantanément, en cas d’application d’un courant électrique. Tant que le courant électrique est maintenu, le vitrage reste transparent.

Un autre exemple est celui de la sculpture ci-dessous par l’artiste LI Kebei :

Vacuum Bench par l’artiste LI Kebei, 2017

Vacuum Bench par l’artiste LI Kebei, 2017

Cette sculpture se présente sous la forme d’un banc composé de panneaux de verre tenus ensemble par des ventouses. La structure se maintient tant que la succion des ventouses fonctionne, grâce au vide d’air crée par des machines pneumatiques. Tout comme la vie est maintenue en continue chez les êtres vivants, et est ce qui a inspiré l’artiste. Si on arrête les machines, la solidité du banc n’est plus assurée.

L’idée d’”état” de relâchement est une conception qui n’a finalement rien d’évident. Elle suppose que le relâchement est l’état de repos, naturel, d’où l’on s’extrairait en s’activant, et où l’on revient inmanquablement si l’on cesse de s’activer. On peut imaginer que c’est tout le contraire. La plupart du temps, nous sommes presque tout le temps dans un état de relative tension. L’objectif peut bien être que le relâchement devienne un “état” permanent, mais il faut s’y exercer pour y parvenir.

La détente n’est pas on/off

Parler d’”état” de tension ou de relâchement fait aussi penser à une dichotomie binaire, alors qu’on peut aller vers un relâchement plus ou moins profond, plus localisé, ou plus transverse.

On peut y trouver aussi l’idée que notre mental n’a pas à intervenir, qu’il se retire du jeu, et laisse le corps se relaxer. Pourtant, le mental lui aussi peut trouver à se relâcher. On peut s’exercer à relâcher son esprit, son regard, sa respiration, tout autant que les différentes parties de son corps. S’il est possible d’envisager que notre corps s’étende au delà de notre seule “enveloppe physique”, on peut aussi évaluer l’état de tension alentour, dans l’air qui nous environne, et tâcher de trouver aussi une autre région où se détendre davantage.

Relâcher : 放 fàng = Remettre en liberté

Même si le relâchement et la détente sont actifs, il n’y a pas d’idée de contrôle derrière.

Le premier sens de “relâcher” est “rendre plus lâche”, mais il a aussi le deuxième sens de “libérer, laisser partir, remettre en liberté” qui se recoupe très bien avec le terme chinois fàng 放.

Pour parler de la libération d’un prisonnier ou d’un oiseau en cage, on utilise en chinois le mot 放 fàng. Pour parler par exemple des moutons qu’on laisse librement paître avant de les ramener à l’étable, on dit aussi fàng yáng 放羊. Quand les écoliers finissent leur journée de cours, on dit fàng xué 放学 (l’école est “libérée”). Quand les vacances scolaires arrivent, on dit fàng jiǎ 放假 (les vacances sont “libérées”).

En anglais, le verbe to release correspond à la même idée. Adam MIZNER, fondateur de l’école de Taichi de style Yang “Heaven Man Earth Internal Arts” semble favoriser ce terme de to release, plutôt que celui de to relax : Six Levels of Song (release) by Sifu Adam Mizner - March 24, 2022”

On parle par ailleurs de “libérer les tensions” comme si on les avait gardées prisonnières en nous, ou de “libérer les mouvements” : pouvoir bouger à sa guise sans restriction, ou encore de “libérer le bras, libérer une articulation” : pour parler de laisser le bras ou l’articulation libre de bouger ou de suivre le mouvement, sans contrôler (même chose en anglais avec to release).

“有拿才有放” (“Seulement s’il y a prise, alors il y a lâcher”)

— Maître Victor VONG

L’idée de “remettre en liberté” implique la capture préalable. C’est seulement si on “tient bien”, qu’on peut “relâcher”. À partir de là, l’exercice de saisir dans sa main un caillou, de bien le maintenir, puis de le laisser tomber, le laisser s’échapper, peut aider à comprendre aussi l’idée de “prendre” que celle de relâchement. Dans les mots de maître Vong, “有拿才有放” : “seulement s’il y a prise, alors il y a lâcher/libération/relâchement”.

C’est bien cette idée de “lâcher” que l’on retrouver dans le binôme fàng xià 放下 signifiant littéralement “laisser descendre”, c’est-à-dire “poser à terre”, “laisser tomber”, “lâcher prise”.

Le sens à l’extrême de “libérer” conduit au sens figuré de “se laisser aller” pour “relâcher”. En anglais on dit aussi to let one’s hair down, comme si on avait défait son chignon serré, ce qui nous ramène au premier sens de relâcher (rendre plus lâche), proche du sens premier de sōng 松 , desserrer.

Détendre : sōng 松 = Desserrer

En effet, sōng 松 renvoie à l’idée de quelque chose qui n’est plus bien serré : un noeud de lacet de chaussure sur le point de se défaire, une vis qui rend un meuble branlant (pensons aux notices IKEA qui recommandent de remettre un tour de vis une semaine après que les meubles aient été montés pour s’assurer de leur solidité).

L’antonyme de sōng 松 se dit jǐn 紧 en chinois, utilisé aussi bien au sens propre de “serré” ou “resserré” qu’au sens figuré de “stressé, tendu”, un sens proche de l’adjectif anglais tight qui a pour contraire loose.

On peut employer sōng 松 pour décrire une corde qui est moins tendue ou rendue plus lâche, ou des liens qui ne maintiennent un prisonnier plus aussi bien attaché. Toutefois il subsiste l’idée que la structure d’ensemble n’est pas totalement délitée, que les liens existent toujours quoique rendus plus “souples”.

On emploie aussi sōng 松 pour parler d’une terre “meuble”, aérée, rendue arable par le labour. Elle permet l’infiltration de l’eau, et est prête à faire pousser de nouveaux plants. Le contraire d’une terre compactée.

Jusqu’où peut-on aller dans la détente / le sōng 松 sans devenir mou ?

L’architecte grecque Katherine KAMPRANI a réfléchi en 2014 à une série d’objets du quotien rendus inutilisables en déconstruisant leur propriétés de base. Son idée est d’explorer jusqu’à quel point l’absurdité d’un design peut décourager l’usage d’un objet. Parmi ces objets, on trouve notamment cette fourchette dont le manche est attaché par une chaîne :

Chain-fork par l’artiste Katherine KAMPRANI

The Guardian, “Thrills and spills: an architect’s absurdist homeware – in pictures” - Sat 15 Apr 2023

C’est un exemple typique pour lequel la qualification de 松 sōng me semble inappropriée, car le lien, sans s’être rompu, s’est “amolli” et a perdu de sa fonctionnalité.

En transposant cet exemple sur notre propre recherche du relâchement et de la détente, on peut explorer la limite où se trouve le mou, là où la connection se perd.

Certaines écoles d’arts martiaux parlent aussi de “déstructurer” son adversaire, tel qu’il ne tienne plus debout. La “déstructuration” peut bien être un désavantage, mais la “structure” n’est pas forcément un avantage non plus, car c’est aussi quelque chose qui peut être utilisé contre nous, en nous rendant raides comme une fourchette usuelle. Nous l’explorerons dans un prochain article !

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