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Par 子翔

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Quand on débute une nouvelle discipline, on ne sait pas trop ce qui est bon ou mauvais, on se contente de reproduire ce que montre ou fait sentir le maître du mieux que l’on peut, et l’on se satisfait d’arriver déjà à une bonne coordination des mouvements (ou, en musique, d’arriver à jouer les bonnes notes).

Que l’on ne sache pas par quel bout aborder la chose, ou que l’on craigne de mal s’y prendre, j’aimerais tenter d’identifier les éléments qui peuvent nous aider à prendre conscience des blocages qui nous empêchent d’oser faire par peur de se tromper, et par conséquent entravent notre apprentissage.

Personne ne réussit bien du premier coup

On voudrait apprendre en partant des bases, en suivant la “bonne façon”, sans faire d’erreurs, qu’on nous donne le manuel d’instructions à suivre pas à pas, la procédure infaillible qui permettrait de ne rien rater (un peu comme ces recettes de gâteau “inratables” !) : comme si le manque de savoir provenait d’une ignorance des étapes de réalisation, et que la transmission suffirait à combler.

Sans instruction sur le comment, on s’imagine que cela est censé être suffisamment simple à réussir du premier coup par simple imitation. C’est pourquoi ne pas réussir un exercice engendre une peur de l’échec : cela pourrait révéler qu’on n’est pas fait pour ça, remettre en question du niveau acquis devant quelque chose de si “simple”.

Souvenons nous quon n a jamais vu un bébé se lever et marcher ou parler du premier coup !

Mais pourquoi ?

Différence entre test et exercice

En tant que bon élève, l’envie de vouloir bien faire nous pousse à vouloir toujours bien réussir un exercice. C’est flatteur pour l’ego, cela nous rassure que cela est à notre portée, et que l’on est capable d’accomplir quelque chose. Sauf que, si on sait déjà faire un exercice, il n’y aucun intérêt à le travailler. Il vaut mieux compliquer l’exercice et travailler quelque chose qu’on ne sait pas encore faire.

Un exercice nous permet de découvrir et mettre précisément le doigt là où nous ne sommes pas encore certains de ce qui va se passer, et donc de systématiquement réussir l’exercice. Cela diffère pour chaque personne, car nous avons des facilités, des habitudes et des préconceptions différentes.

Un bon exercice se situe à la limite entre le trop facile et le trop difficile. De sorte qu’on peut le réussir, mais pas systématiquement. On répète alors l’exercice pour parvenir à gagner en maîtrise.

Un exercice alterne entre des phases de “test” (vérifier nos prédictions) et des répétitions pour renforcer les informations recueillies et l’apprentissage.

Deux chercheurs américains, Robert Rescorla et Allan Wagner, font cette proposition : le cerveau n’apprend que s’il perçoit un décalage entre ce qu’il prédit et ce qu’il reçoit. Aucun apprentissage n’est possible en l’absence d’un signal d’erreur : “Les organismes n’apprennent que lorsque les événements violent leurs attentes.” Autrement dit, la surprise est l’un des moteurs fondamentaux de l’apprentissage. 1

Ce qui compte, pour apprendre, ce n’est donc pas de se tromper à tous les coups […]. L’important, c’est la surprise, c’est-à-dire le décalage entre la prédiction et la réalité. C’est cela qu’on appelle un signal d’erreur.2

C’est en retombant dans nos travers qu’on met justement au jour nos habitudes et nos conceptions peut-être implicites, et que l’opportunité se présente de les questionner et les renverser, au cours de l’exercice. Sans avoir mis au jour ces habitudes et conceptions implicites, il est difficile de progresser.

Au fur et à mesure qu’on progresse, plus notre compréhension s’élargit, et plus on doit laisser tomber ce qui nous avait précédemment permis de comprendre et d’avancer, sans quoi on ne pourra pas non plus progresser encore davantage. Le savoir-faire acquis repose toujours sur des bases temporaires, prêtes à être de nouveau questionnées et rejetées.

Ce n’est pas un facteur unique qui rendra tout parfait

Un biais cognitif dans lequel il est facile de tomber est celui de la cause unique : on voudrait que tout fonctionne parfaitement après avoir résolu un seul problème, alors qu’il y de multiples facteurs à prendre en compte et de multiples compétences à développer conjointement.

Prenons conscience qu’on ne pourra pas tout acquérir tout d’un coup et du premier coup. Un peu à l’image d’une recette de cuisine qui nécessite de préparer et combiner de nombreux ingrédients différents et patiemment mijotés avant d’obtenir le plat exquis attendu.

Quand je travaille un morceau de piano, j’ai souvent déjà en tête une idée de comment je souhaite que cela sonne au final. En travaillant un passage, on regrette successivement que cela ne sonne pas assez chantant, pas assez doux, ou pas assez fort, pas assez vite, pas assez équilibré au niveau des plans sonores, ou pas assez polyphonique, pas assez expressif, etc. Sauf que ce n’est pas une seule solution qui permettra de tout avoir à la fois, il faut avancer par étapes, et construire le rendu petit à petit.

Ne soyons donc pas déçu si la perfection n’est pas au rendez-vous dès le début !

La peur de perdre ce qu’on savait faire

Il arrive qu’en essayant de développer un nouvel aspect technique, l’élément nouveau perturbe notre technique déjà en place, et nous donne l’impression que l’édifice s’écroule, de ne plus savoir faire ce qu’on savait déjà bien faire.

Cela peut être difficile à accepter, notamment lorsqu’on va à la rencontre de nouveaux professeurs pour recueillir leurs avis et enseignement.

On finit par comprendre que l’apprentissage ne consiste pas en la simple accumulation d’une somme de choses toujours plus nombreuses. Ce n’est pas un processus linéaire, il faut parfois accepter de “casser” quelque chose temporairement avant de constater une amélioration.

Au début, on est préoccupé par les mauvais critères

Quand on tente d’apprendre quelque chose de nouveau, on ne se rend souvent pas compte de la qualité de ce qui devrait être améliorer. Sinon on chercherait sans doute des mesures correctrices.

On se concentre donc presque exclusivement sur ce qui est le plus immédiatement visible, par exemple les notes justes, ou la bonne séquence de mouvements.

Dans un exercice de Taichi avec un partenaire, le résultat est plus facilement visible. On peut travailler par exemple une application martiale ou un exercice de poussée dans lequel on cherche à déséquilibrer ou faire reculer le partenaire.

Pour bien réaliser l’exercice, le but à atteindre semble être de réussir à prendre l’ascendant sur le partenaire. Ce qui peut générer une certaine compétition ou une déception voire une frustration de ne pas y parvenir, de ne pas savoir comment faire.

Or, paradoxalement, ne s’agissant que d’un exercice, le but est justement de ne PAS (tout à fait) réussir le but que l’on se donne dans l’exercice, si l’on veut en retirer quelque chose.

L’obtention du résultat n’est pas la chose qui importe. Ce qui est intéressant est la facon dont le résultat a été obtenu, et qui demande à être plus approfondi.

On cherche à obtenir le résultat car c’est le critère de réussite le plus immédiat et visible : arriver à jouer toutes les bonnes notes au piano, à émettre la note aiguë difficile pour un chanteur, ou à déséquilibrer le partenaire au Taichi. Et on néglige la qualité de la réalisation.

La recherche du résultat à tout prix peut nous faire oublier cela et nous fait retomber dans l’usage de moyens déjà connus (tel que l’emploi de la force), alors que l’objectif est bien d’acquérir quelque chose de nouveau qu’on ne sait pas encore faire ou faire bien.

Comme on ne voit pas ses défauts, le risque est de considérer comme important un défaut qui ne l’est présentement pas, et d’ignorer totalement ce qui pourrait être facilement amélioré mais dont on n’a pas conscience.

Pareillement, on ne voit pas ce qu’on fait déjà bien, qu’il convient de conserver ou renforcer.

En musique, il est difficile de bien jouer et bien s’écouter en même temps. On se focalise parfois sur des défauts qui n’en sont pas, ou en ignorant d’autres plus criants. Confronté à un passage pianistique volubile plein de petites notes, il m’est arrivé de penser que je ne jouais pas assez vite, que j’étais arrivé au stade où il fallait trouver comment augmenter la vitesse. En fait, je ne faisais même pas ressortir la ligne mélodique principale, c’est-à-dire en jouant moins fort les notes ornementales. Si ce problème était réglé, les notes rapides à jouer se résoudraient plus facilement, voire ne seraient plus forcément un problème, car l’auditeur tolèrerait beaucoup mieux qu’elles soient jouées moins vite.

L’importance de savoir ce qui ne fonctionne pas

Imaginons savoir uniquement ce qui est bien sans savoir ce qui est mauvais. Pourra-on dire qu’on a compris ce qui était bien ?

Experience is simply the name we give our mistakes. — Oscar Wilde

Il faut connaître ce qui est erroné, avant de trouver et vraiment comprendre ce qui est correct. Peut-on trouver directement ce qui est correct sans avoir expérimenté ce qui est incorrect / ne fonctionne pas ? Et comment saura-t-on prédire que quelque chose ne fonctionnera pas ?

Savoir ce qui ne marche pas tout autant que ce qui marche, procure beaucoup plus d’assurance. C’est pourquoi dans l’expérimentation, tout ce qui “ne marche pas” est aussi bon à prendre. Si on l’étudie en détail, cela nous rapproche peu à peu de la zone de “ce qui marche”. Après avoir exploré les zones d’échec, on finira par trouver, par itération, dans ce qui reste, la zone de succès.

Dans le monde de la recherche académique, on dit “no result is a result” : c’est-à-dire que même une expérience fiable, mais non probante/concluante peut et doit donner lieu à publication, même si on n’y décèle rien qui ne semble avoir fait avancer la connaissance. L’avancée est finalement l’indication qu’il y a dans la direction explorée peu de chances d’avancée ultérieure, ce qui est une information précieuse pour le reste des chercheurs.

On voit donc l’intérêt qu’il y a à passer par l’expérimentation de ce qui est “mauvais”. Après avoir exploré les mauvaises solutions, ce qui restera est la bonne solution.

On devrait se réjouir des choses qui ne fonctionnent pas “comme prévues”, au lieu d’en être déçu.

Comprendre de quelle façon quelque chose ne fonctionne pas peut nécessiter aussi de multiples répétitions. Peut surgir alors la crainte de s’enliser dans une mauvaise habitude qui risque d’être difficile à défaire.

Mais sans répéter et systématiser un geste, chaque fois qu’il sera exécuté, il sera différent de la fois précédente, l’inconstance rendant encore plus malaisé l’observation et la collecte de sensations fiables, ainsi que de corrections personnalisées. C’est ce que souligne Ian SINCLAIR, qui enseigne le Taichi à Orilla, au Canada, dans cette vidéo :

A lot of the time the answer to the question is “Just do it. Just do.” because a lot of the time, this the student will ask very specific but irrelevant questions like, “Should the right foot be at a 45 degree angle or a 44 degree angle?” and the teacher’s answer is, “You should relax your shoulders.” because that’s not important right now. You don’t practice enough for it to make any difference. You need to actually just do this more. That is a good answer to that question.

La peur de prendre de mauvaise habitudes / se blesser

C’est donc le fait de répéter de manière erronée, qui révèle elle-même une certaine compréhension erronée, qui permet à l’enseignant d’apporter des corrections utiles et ciblées, et non simplement génériques et peut-être inapplicable à son propre cas.

Ce qui est paradoxal est que la répétition erronée permet de recevoir tout un ensemble de corrections bénéfiques, et en même temps on peut se sentir perdu et ne pas savoir de quelle façon pratiquer. Voire craindre de répéter d’une mauvaise manière et acquérir de mauvaises habitudes, ou pire de se blesser. Et donc ne plus oser pratiquer.

C’est déjà un progrès de se rendre compte que la simple réalisation des mouvements corrects ne suffit pas, que ce n’est pas ce qui définit le “bon résultat”.

Il est rare qu’un faux pas nuise de façon irrémédiable. Je pense à certains chanteurs qui refusent d’explorer ponctuellement au-delà ce qu’ils connaissent déjà par peur d’”abîmer” leur voix. Pourtant, cela n’arrive que si on répète en forçant beaucoup. L’emploi d’une mauvaise technique ne devient dommageable qu’après une très longue période, intensément, sans contrôle et correction par un spécialiste.

Pendant longtemps, je m’interdisais d’apprendre de nouveaux morceaux de piano sans l’accompagnement d’un professeur, de crainte de prendre des habitudes impossibles à corriger plus tard, rendant impossible de jouer le morceau tel que je l’aurais voulu. Pourtant, si l’envie est là, c’est dommage. Elle se fait souvent plus forte, c’est ainsi que de nombreux autodidactes progressent.

Conclusion : au début, inévitablement, on est sûr de mal faire

Si on travaille, on n’est pas sûr de bien faire, ni de progresser. Au contraire, on est sûr de mal faire, inévitablement, comme tout débutant !

A l’inverse, si on ne pratique pas, on est sûr de ne pas se tromper. Mais on est également sûr de ne pas progresser.

Quand je travaille, j’essaie de garder en tête de travailler également une fluidité, une souplesse de l’esprit, une adaptabilité, une “plasticité cérébrale”, pour être capable de changer de fusil d’épaule, de changer de manière de faire ou de concevoir les choses.

Au piano, je suis souvent amené à devoir choisir et fixer un doigté (c’est-à-dire choisir avec quel doigt de la main jouer telle note) que j’emploierai sans être sûr que ce sera celui qui me conviendra le mieux au final. Mais il faut décider de quelque chose, pour éventuellement accepter de le changer plus tard, dès qu’une meilleure solution apparaîtra, une fois plus familier avec le morceau, grâce au mauvais doigté qui aura été utilisé.

On ne peut pas toujours rester dans un entre-deux, il faut parfois oser s’aventurer dans une voie, quitte à ce qu’elle se révèle être une impasse, pour ensuite rebrousser chemin.

  1. Stanislas DEHAENE, 2018, Apprendre ! : les talents du cerveau, le défi des machines, Odile Jacob, p. 267 

  2. Stanislas DEHAENE, 2018, Apprendre ! : les talents du cerveau, le défi des machines, Odile Jacob, p. 270 

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Par 子翔

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